TRIBUNE – L’équité scolaire va-t-elle à l’encontre de la croissance économique ?

Thomas Scanlon, célèbre philosophe américain, théorisait en 2018 dans son ouvrage Pourquoi s’opposer à l’inégalité (presses universitaires d’Oxford) plusieurs types d’équités, qui, toutes mises bout à bout, pouvait permettre de diminuer au maximum les inégalités dans la société mondiale.

Parmi celles-ci, “l’équité des chances réelles”, comme il la dénomme, prône le fait que chacun ait les mêmes chances d’accéder par exemple à des voix universitaires prestigieuses ou des métiers de premier plan.

Or cela suppose avant toute chose que l’inégalité soit supprimée dès le commencement, c’est-à-dire dès l’éducation. En effet, selon Scanlon et beaucoup d’autres, si l’éducation (au sens de scolarité) était en tout point égalitaire, alors la société le serait elle aussi.

En prenant l’exemple de la France, n’oublions pas que l’école a longtemps été réservée aux plus aisés. Sous la IIIème République et l’impulsion du désormais très célèbre Jules Ferry, l’école est devenue ensuite “laïque, gratuite et obligatoire”. Or, égalitaire, elle ne l’était pas. Le futur des jeunes élèves était en effet défini dès leur première entrée dans une salle de classe républicaine. Les fils d’agriculteurs ou d’ouvriers avaient de grandes chances de suivre les traces de leurs parents. Idem pour les jeunes filles, auxquelles étaient dispensés, notamment, des cours de couture. Cela laissait présager de la place qui était la leur dans la société patriarcale de l’époque.

Les enfants un peu plus aisés, une fois l’école primaire passée, à laquelle s’arrêtaient leurs “camarades” plus pauvres, allaient ensuite au collège, mais cessaient souvent leurs études à l’issue de celui-ci pour entrer dans le monde du travail. Seuls les élèves issus de familles bourgeoises pouvaient espérer atteindre le lycée, pour s’élever par la suite dans les hautes sphères de la République. Evidemment, il arrivait que certains enfants parmi les classes les plus populaires soient poussés par leurs enseignants jusqu’aux études les plus exigeantes, quand un fort potentiel était détecté en eux, mais cela restait extrêmement rare.

Puis est arrivée l’école républicaine moderne, celle que nous connaissons aujourd’hui. C’est sans doute le modèle éducatif le plus égalitaire que nous ayons connu de toute notre histoire. En dispensant le même enseignement à tous, l’Etat entend ainsi fournir à part égale le savoir à toutes ses jeunes générations.

Or, en partant du principe que chaque enfant part avec le même bagage culturel, l’Education Nationale n’a fait en réalité que renforcer les inégalités. Les enfants ne sont désormais plus définis uniquement par les inégalités de classe qui les opposaient jusque-là, que l’école républicaine d’aujourd’hui a par ailleurs réussi à quelque peu atténuer, mais sont désormais la proie de ce que François Dubet nomme les “inégalités multiples” (cf. Tous inégaux, tous singuliers, François Dubet, Seuil, 2022). Scanlon le fait d’ailleurs remarquer : chaque élève n’a, par défaut, pas le même “capital culturel” que les autres.

On retrouve donc ici la thèse de Pierre Bourdieu dans La Distinction, puisque selon le milieu social dont on est issu, la fréquentation des lieux de culture tels que le théâtre, l’opéra, les bibliothèques et le cinéma est plus ou moins coutumière de l’enfance de chaque individu. Il en va de même du rapport aux livres, à la connaissance et au monde qui nous entoure.

Or, si la culture générale de chaque élève diffère avant même l’entrée à l’école, et si les connaissances (notamment culturelles) emmagasinées parallèlement à celles de l’école tout au long de la scolarité par les enfants fluctuent selon les classes sociales, alors on ne peut dire que l’école est égalitaire selon Scanlon. C’est aussi ce que dit François Dubet, car partir du principe, dans le système scolaire français, que chaque élève a les mêmes connaissances “au départ” ne peut permettre un enseignement égalitaire. Evidemment qu’en cours de français, par exemple, l’élève, fils ou fille de cadres supérieurs, ayant l’habitude de fréquenter les théâtres et de lire beaucoup d’œuvres littéraires, aura nettement de meilleures notes que le fils ou fille d’ouvrier !

En cela donc, du point de vue du capital culturel, l’éducation n’est pas égalitaire. Mais Scanlon soulève également un autre obstacle à cette égalité dans l’enseignement. Un phénomène “grandissant”, dit-il, dans la société américaine, mais que l’on retrouve aussi en France : le recours des classes les plus aisées à des voix scolaires prestigieuses, plus efficaces, et surtout… coûteuses. Ainsi, le niveau des enfants des classes supérieurs s’en trouve-t-il surélevé par rapport aux classes populaires.

Avec de telles idées, les citoyens seront-ils toujours incités à travailler ?

Scanlon propose donc deux solutions à ce phénomène, qui accroît les inégalités au plus haut point. Faire en sorte, d’abord, que l’Etat augmente le niveau de l’enseignement dispensé pour que les enfants des classes populaires aient le même niveau de connaissances que leurs camarades plus favorisés. Mais cela n’empêchera par les familles aisées de fournir à leurs enfants de nouveaux enseignements payants et de qualité, ce qui n’atténuera pas les inégalités, voire même les fera grandir. Les élèves aisés se trouveront alors toujours en situation de supériorité vis-à-vis de leurs camarades.

La deuxième solution avancée serait de “limiter le type d’avantages éducatifs” des plus riches, c’est-à-dire leur restreindre l’accès, par exemple, à des cours de consolidation scolaire. Mais, selon Scanlon, aucune de ces solutions n’est viable, la première étant intenable, et la seconde “inacceptable”.

Ainsi selon lui, la solution est à voir directement dans la source de ce problème : la richesse des parents. La taxation des plus riches et la taxation des héritages sont des sujets redondants aujourd’hui. Ils permettraient en effet de diminuer ces inégalités scolaires, les plus aisés n’ayant plus les moyens d’accéder à des cours de consolidation hors de prix. La ponction d’une somme importante sur les héritages par l’Etat a également un autre bienfait, selon lui : chacun serait ainsi obligé de “redémarrer de zéro”, ne pouvant compter sur la fortune de ses parents.

Or se pose alors cette question majeure : avec de telles mesures, les citoyens seront-ils toujours incités à travailler ?

Pour beaucoup, travailler est le gage d’une vie meilleure pour eux et surtout pour leurs enfants, leur assurant ainsi un avenir confortable. Mais cela ne sert logiquement plus à rien quand la fortune que vous avez emmagasiné dans toute une vie n’est pas reversée à vos descendants mais à l’État.

Chacun serait alors légitime de se demander : à quoi bon toujours plus travailler si, de toute façon, l’argent que je gagne ne me servira qu’à moi ?
Cette interrogation peut ainsi engendrer un refus de la population de travailler plus que le strict minimum que le coût de la vie implique, et la première à en pâtir serait la croissance économique !

Ainsi, notre interrogation de départ prend toute son importance : prôner l’égalité et l’équité scolaire est-il réellement judicieux au vu des conséquences économiques que cela pourrait engendrer ?

Sans doute cela l’est-il, car il est communément admis que plus une société est égalitaire, plus elle est stable et pérenne. Mais toujours est-il que la solution proposée par Thomas Scanlon, soit la quasi-suppression des héritages en vue d’une meilleure égalité scolaire, n’est clairement pas à privilégier.

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