Cet article retranscrit uniquement les opinions et analyses des auteurs cités, et ne reflète en aucun cas la prise de position du rédacteur.
Le 15 septembre 2008, la faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers secoue le capitalisme globalisé. Pour maintenir l’illusion d’un marché autorégulateur, le Trésor états-unien décide de ne pas sauver une des plus anciennes banques d’Amérique et confirme une crise latente depuis 2007, devant la fragilisation des bourses en raison du défaut de paiement des emprunts hypothécaires (subprimes) des ménages les plus fragiles. La faillite sème la panique et déclenche un gigantesque Bank run. Chacun veut récupérer son argent comptant, ainsi que Marx l’avait prophétisé : “le bien suprême que l’on réclame à cor et à cri dans ces moments comme l’unique richesse, c’est l’argent, l’argent comptant“. En conséquence, chaque investisseur veut à tout prix dégager ses liquidités, à n’importe quelle condition. Le prix des actifs s’effondre, l’investissement chute et, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, l’économie capitaliste bascule dans une spirale dépressive. L’hégémonie financière avait été perturbée par la crise de 1929 qui avait contraint l’Etat à intervenir comme acteur régulateur majeur. Elle s’était progressivement réaffirmée depuis les années 1970, mettant un terme à la socialisation de l’économie post-1945 (Etat-Providence).
La Révolution conservatrice de Ronald Reagan est caractérisée à la fois par un durcissement de la discipline dans les usines, une réorientation des revenus en faveur des plus aisés, ainsi qu’une affirmation de l’hégémonie américaine.
A la veille de la crise de 2007-2008, les classes dominantes sont certaines de la robustesse d’un système financier qui n’a cessé de se renforcer depuis trente ans. Pourtant, le système craque. Les banques européennes, qui empruntaient à court terme sur les marchés américains, sont entraînées dans la débâcle. Dès le 16 septembre 2008, la FED, à contre-courant de son initiative de la veille, renfloue en urgence AIG, le principal assureur du pays au bord du dépôt de bilan et entre au capital quelques jours plus tard. Les grandes institutions financières sont sauvées, mais, constate l’historien Adam Tooze dans Crashed, l’ “aléa moral” de la finance libéralisée apparaît au grand jour : les dirigeants des grandes institutions peuvent se permettre de prendre tous les risques pour maximiser leurs gains, puisque les pouvoirs publics ne peuvent pas se permettre de les abandonner.
La crise de 2008 génère un puissant mouvement anticapitaliste (Occupy Wall Street), d’autant plus que si les institutions financières sont sauvées, la rigueur de la dette s’abat sur les ménages modestes expulsés de leurs logements pour ne pas avoir pu honorer leurs crédits hypothécaires. Alors que la Chine mobilise toutes ses ressources pour stabiliser la situation économique, assurant à Pékin une centralité inédite, Barack Obama refuse lui une réforme ambitieuse sur un modèle rooseveltien. Il préfère restaurer le capitalisme financiarisé, précipiter un retour à la normale, au risque de générer un mécontentement social qui éloigne les familles modestes des démocrates et fait le lit de Donald Trump en 2016.
C’est encore en Europe que la gestion de la crise est la plus catastrophique. Le retour à une stricte rigueur budgétaire est perçu comme inutilement brutal par les populations. L’augmentation du taux d’intérêt, notamment, pour répondre à la crainte infondée d’une potentielle inflation, occasionne une seconde panique financière. Elle s’accompagne d’épisodes inédits de luttes sociales, notamment en Espagne et en Grèce, et d’un discrédit insurmontable des partis socialistes empêtrés dans les politiques antisociales qu’ils ont engagées.
Le néolibéralisme sort certes éreinté de 2008 et de la récession qu’entraîne la crise. Nul ne croit plus qu’il s’agisse d’une idéologie opérante pour coordonner l’économie et organiser l’action publique. Pour autant, les forces critiques qui se revendiquent de la solidarité marquent le pas. Théorisée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe dans La Raison populiste (2005), la rhétorique populiste comme alternative au socialisme classiste cristallise des mécontentements sans parvenir à constituer une contre-hégémonie majoritaire.
La triple condition d’une situation populiste selon Ernesto Laclau
La chaîne d’équivalence
La complexification croissante du monde entraîne à la fois une hétérogéneité du social et une fragmentation de ses composantes, ce que Laclau appelle la “logique de la différence”. Divers groupes sociaux adressent au pouvoir des revendications sectorielles.
Pour des raisons d’opportunité, le pouvoir ne satisfait pas toujours ces demandes. Alors, la “logique de la différence” se transforme en “logique d’équivalence” : les minorités, malgré leurs intérêts parfois divergents, s’unissent autour d’un même rejet par le pouvoir. Se crée une “chaîne d’équivalence”, l’ensemble des revendications coalisées de groupes minoritaires.
La manifestation de cette frontière transforme la Plebs – à Rome, le petit peuple des citoyens, opposés aux patriciens.
Un discours incarné par une figure charismatique
Ensuite, il faut un principe, paradoxalement vide, pour que chacun puisse y projeter ses attentes. Conformément à l’approche anti-essentialiste de Laclau, le peuple n’a donc pas d’existence objective : il n’est ni une nation, ni une classe, mais le fruit d’une construction discursive. Ce discours comporte trois dimensions.
Tout d’abord, l’invocation d’un “signifiant flottant”, un mot d’ordre suffisamment vague pour que tous les maillons de la chaîne d’équivalence puissent se retrouver, comme “l’égalité” dans les populismes de gauche, ou “l’ordre” dans les populismes de droite.
Ensuite, la présence d’une figure charismatique pour incarner ce “signifiant flottant”. Enfin, la convocation d’affects pour renforcer les liens entre chaque composante de la “chaîne d’équivalence”.
Une contre-hégémonie
Enfin, le troisième et dernier ingrédient indispensable au populisme est l’établissement d’une hégémonie. “L’Etat n’était qu’une tranchée avancée, derrière laquelle on trouvait une robuste chaîne de forteresses et de casemates”, écrit Antonio Gramsci dans ses Cahiers de prison.
En Occident, il ne saurait suffire de décapiter l’Etat pour s’emparer du pouvoir. Il faut en réalité mener une “guerre culturelle” pour exercer une influence sur la société civile.
Investir chaque micropouvoir, tranchée après tranchée, université après université, média après média, une sphère d’influence après l’autre. Afin que le groupe même minoritaire impose ses thèmes, ses mots, son calendrier, s’institue comme centre des discours : “le peuple […] c’est une composante partiale qui aspire à être conçue comme la seule totalité légitime”, assure Ernesto Laclau dans La Raison populiste. Une solidarité des minorités permettrait de tenir en échec le bloc néolibéral.