Cet article retranscrit uniquement les opinions et analyses des auteurs cités, et ne reflète en aucun cas la prise de position du rédacteur.
Notre modèle social repose en grande partie sur les politiques publiques sociales que le gouvernement met en place, à la base même de la solidarité qui s’exerce au sein de notre société. L’ensemble de ces politiques constitue l’Etat-Providence, à savoir l’ensemble des interventions étatiques visant à assurer un niveau de sécurité et de bien-être à l’ensemble de la population. Néanmoins, pour que la politique de solidarité continue de bénéficier de l’assentiment populaire, elle devrait, selon le sociologue Alain Supiot, tenir compte de la demande de reconnaissance des identités. L’auteur module immédiatement : certes, l’égalité n’est pas l’indifférenciation, mais l’assignation identitaire à l’oeuvre dans l’Etat-Providence ouvre la porte au commununautarisme ou à la discrimination. Ce dont le droit se défie. Ainsi, l’arrêt Stoeckel de la CJCE, en 1991, a jugé que l’interdiction du travail nocturne des femmes dans l’industrie, pourtant censé limiter la pénibilité de leur tâche, constituait une discrimination contraire à la directive européenne du 9 février 1976 relative à l’égalité de traitement entre hommes et femmes au travail.
La mise en cause de l’Etat-Providence depuis le début des années 1980 autorise l’expression de solidarités inédites, sur des bases communautaires, agressives, voire séparatistes.
L’Etat-Providence, une idée en crise perpétuelle
“L’égalité est-elle une valeur qui a encore de l’avenir ?”. L’interrogation de Pierre Rosanvallon, dans La Crise de l’Etat-providence en 1981, indique l’ébranlement institutionnel mais aussi idéologique que subit l’Etat-Providence depuis quarante ans. Les fondements de l’Etat-Providence, tel qu’il était programmé par le Conseil National de la Résistance (CNR), se sont imposés et généralisés, à commencer par la Sécurité sociale. Dans les années 1970, l’Etat-Providence fait l’objet d’une double attaque, dans le contexte délicat de la sortie des Trente Glorieuses. La droite libérale reproche à l’interventionnisme étatique de tirer la croissance vers le bas et la “deuxième gauche” de Michel Rocard, anticommuniste et antijacobine, lui fait grief de son inefficacité. D’autant que le tournant de la rigueur libérale proclamé en France en 1983 par le gouvernement Mauroy assure le ralliement sans condition du socialisme à l’économie de marché.
La critique s’intensifie dans les années 1980 alors que l’économie de marché est en voie de l’emporter sur le socialisme et que le discours néoconservateur de Thatcher et Reagan sature les médias. Des hommes de réseaux, comme Alain Minc, auteur de La Machine égalitaire (1987), mais aussi des économistes libéraux, tel Guy Sorman, avec La Solution libérale (1984), ont aidé à décrédibiliser l’Etat-Providence. Alain Minc estime pour sa part que la générosité de l’Etat-Providence a, à terme, porté de terribles coups à l’unité du pays, creusant l’écart entre un secteur privé compétitif et un secteur public sclérosé et corporatiste. Aussi, conclut-il, “à force d’avoir trop bien réussi, il fabrique davantage d’inégalités que d’égalités”. L’auteur en appelle dans La Révolution conservatrice américaine (1983) à l’application en France du remède américain : responsabilisation de l’individu, culture de l’effort personnel, critique des élites hors-sol, confiance dans le bon sens populaire, exaltation de la liberté d’entreprendre et, bien sûr, Etat minimal. Ici résiderait la bonne formule pour réconcilier l’ancienne génération attachée au labeur et la jeune qui, après Mai-68, refuse le carcan rigide des hiérarchies professionnelles traditionnelles.
Quant à l’historien Pierre Rosanvallon, alors permanent syndical de la CFDT, il estime dans La Crise de l’Etat-Providence que l’Etat devant apporter une “réponse quasi naturelle à la demande de progrès social”, la forme de l’Etat-Providence est tout simplement arriérée. Le cycle de faible croissance qui fait suite aux Trente Glorieuses a pour immédiate conséquence, développe-t-il, que l’accroissement des dépenses sociales est plus rapide que la croissance économique.
L’Etat doit nécessairement accroître les prélèvements obligatoires sur les entreprises, ce qui entrave leur compétitivité et rend le marché français moins attractif. Pierre Rosanvallon estime ensuite que l’Etat-Providence joue un rôle paternaliste qui déresponsabilise le citoyen. Toujours en situation de réclamer, celui-ci ne réfrène jamais ses désirs et, complète Jacques Donzelot, il revient alors à la société civile, plus au fait des réalités de terrain, de prendre en charge une partie des besoins sociaux (L’Invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques, de Jacques Donzelot, 1984). Dans une conception néolibérale, l’Etat doit se contenter d’une protection sociale minimale et renoncer aux grands projets de protection sociale universelle. L’égalité abstraite n’est ni possible, ni souhaitable, car elle ignore les cas particuliers de ceux que la crise économique frappe durement. Il faut donc chercher l’équité, qui passe par la concentration des aides sur les populations fragiles, au nom de la lutte contre l’exclusion.
Alain Supiot relève l’indispensable demande de reconnaissance, mais s’inquiète de sa virulence. “Privées de fondement démocratique, les solidarités humaines se recomposent sur des bases religieuses, ethniques ou identitaires”, prévient Alain Supiot en 2019 dans La Force d’une idée. Il déplore l’abandon des questions sociales, remplacées par des revendications sociétales. La citoyenneté sociale subsume les identités plurielles, de langue, de sexe. Elle assure des mécanismes de solidarité qui engage tous les habitants d’un même territoire dans une “communauté de destin” nationale.
De 2015 à 2017, la liste des discriminations prohibées à l’article L. 1132-1 du code du travail a été allongée à quinze reprises, quand le statut de l’emploi, lui, se dégrade. La critique néolibérale de la justice sociale et la critique sociétale “sont les deux faces d’une même médaille, d’une même quête de flexibilité généralisée de l’état des personnes, la première visant l’état économique et social et la seconde l’état civil des personnes”. La conséquence du processus de globalisation est que la revendication de justice ne se pense plus sur une base nationale, mais sur la base de communautés infra ou transnationales (ethniques, de genre, régionales…). “On assiste à un reflux de la territorialité des lois […] au profit de la personnalité des lois”, commente Alain Supiot. Une seule loi ne s’applique pas sur l’ensemble du territoire et pour tous mais la règle dépend du statut de chacun.
De l’augmentation des inégalités inter-communautaires à l’isolement des individus
D’autant que, malgré un “pognon de dingue”, le risque de la “désaffiliation” est grand.
“La politique sociale, regardez : on met un pognon de dingue dans des minima sociaux, les gens ils sont quand même pauvres. On n’en sort pas. Les gens qui naissent pauvres, ils restent pauvres. Ceux qui tombent pauvres, ils restent pauvres”.
Ce dont se désolait Emmanuel Macron en 2019 dans son bureau élyséen s’illustre par les douze plans banlieues successifs qui ont permis de mobiliser 100 milliards d’euros au profit de ces banlieues périurbaines, minées par l’insécurité, le chômage et le communautarisme. Néanmoins, malgré cela, les “pauvres” le restent, et sont en colère comme en témoignent les émeutes à l’été 2023 dans certaines banlieues françaises.
Dans Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, le sociologue Robert Castel identifie l’augmentation du processus de “désaffiliation”, que les dépenses sociales sont pourtant censées juguler. Cette notion désigne l’aboutissement d’un processus conjuguant
absence d’emploi et isolement relationnel. Cette désaffiliation sociale est la marque même de l’échec de nos politiques sociales, selon lui, et qui doivent donc être revues ou réemployées différemment, si l’on souhaite préserver l’Etat-Providence et social tel qu’il avait été imaginé par le Général de Gaulle.