ANALYSE – La sororité, ou l’émergence d’un nouveau féminisme qui structure nos sociétés

Cet article retranscrit uniquement les opinions et analyses des auteurs cités, et ne reflète en aucun cas la prise de position du rédacteur.

Le terme de “sororité” est aujourd’hui au coeur des mobilisations féministes, scandé comme le grand remède à cette fraternité trop souvent mise en avant mais très rarement appliquée. La sororité désigne ni plus ni moins que la fraternité féminine, à savoir, pour Le Larousse, une “attitude de solidarité féminine”.

Ce terme atteint en France le grand public en 2021 avec la publication de l’ouvrage collectif dirigé par la féministe Chloé Delaume, Sororité. En préface de sa Déclaration des droits de la femme en 1791, Olympe de Gouges s’adresse à ses “chères soeurs”. L’expression demeure isolée, mais rejaillit sous la plume de la féministe Bell Hooks en 1986, dans son article “Sororité : la solidarité politique entre les femmes”.

Inventer un nouveau féminisme contre les discours du patriarcat

Depuis l’organisation des premières réunions non-mixtes sur les campus universitaires américains en 1967, des groupes de conscience permettent aux femmes d’exprimer leur quête d’identité et de faire émerger une parole proprement féminine qui échappe au discours des experts, souvent masculins. La grande marche des femmes organisée aux Etats-Unis le 26 août 1970, en célébration du cinquantième anniversaire de l’obtention pour les citoyennes américins du droit de vote (1920) donne naissance au Mouvement de Libération des femmes (MLF) et marque le premier succès d’un mouvement collectif de réappropriation par les femmes de l’espace public. Le Deuxième sexe (1949), de Simone de Beauvoir, et La Femme mythifiée (1963) de Betty Friedan, qui explore le “malaise” des femmes des classes moyennes, jouent un rôle majeur.

Les femmes ont beau aux Etats-Unis être admises à l’université depuis 1920 – en France, une première étudiante foule le sol d’une faculté en 1868, mais en 1920 seulement 15% des étudiants sont des femmes contre 60% aujourd’hui – beaucoup étouffent dans un rôle d’épouse, de mère, de consommatrice. Kate Millett montre dans La Politique du mâle à quel point la sexualité est le territoire d’une projection patriarcale des rapports entre hommes et femmes, jusque dans la littérature et bien sûr la psychanalyse. Simone de Beauvoir avait déjà amorcé une critique de la portée phallocratique des théories freudiennes, de “l’envie de pénis” , du complèxe de castration et de l’hystérie qui avait occupé Sigmund Freud en 1895 dans ses Etudes sur l’hystérie.

En Amérique comme en France, avec notamment Christine Delphy, se déploie un féminisme matérialiste, inspiré par Marx. La catégorie “femme” n’a rien de naturel. C’est une classe sociale aliénée et celles qui lui appartiennent doivent en prendre conscience pour s’unir contre l’ennemi commun et principal, le patriarcat, pour, à terme, faire advenir une société sans classe. Le poids des discriminations au travail, l’avortement, la violence, la maternité, le couple, l’homosexualité et globalement le rapport au corps occupent subitement une place centrale dans le discours de ce nouveau féminisme radical.

En France, en 1971, Le Nouvel Obs publie le Manifeste des 343, soit des 343 femmes, parmi lesquelles Catherine Deneuve ou Gisèle Halimi, qui revendiquent d’avoir bravé la loi pour subir une Interruption Volontaire de Grossesse (IVG). L’initiative manifeste une volonté de dépasser les émancipations personnelles pour envisager les luttes collectives et a un impact essentiel sur le procès de Bobigny de 1972, trois ans avant la dépénalisation de l’avortement en 1975. EN 1971, Marie-Claire, défendue par Gisèle Halimi, est violée par un proche et se trouve ensuite enceinte. Elle s’en ouvre à sa mère, alors que l’avortement est un crime depuis 1920 que 300 000 femmes subissent tous les ans en France dans la plus totale clandestinité. Rapidement, le violeur est arrêté pour vol de voiture. Pour échapper à des poursuites, il monnaie l’interrement de l’affaire contre la dénonciation de sa victime, qui s’est fait avorter, et de sa mère. Elles sont poursuivies. Féministe, leur avocate, Gisèle Halimi, donne au procès de 1972 une dimension politique et obtient l’acquittement. En 1973, le groupe de Boston publie un ouvrage au succès retentissant, Notre corps, nous-mêmes, qui invite les femmes à se réapproprier leur corps et à se soigner elles-mêmes.

Le “syndrome des Claudettes” ou le motif misogyne des rivalités féminines

La théoricienne du Black feminism Bell Hooks (1952-2021) refuse de hiérarchiser la discrimination fondée sur la couleur de peau de celle fondée sur le genre. Les deux seraient imbriquées, défend Bell Hooks qui reproche aux courants féministes précédents d’avoir ignoré la violence particulière infligées par l’esclavage et les ségrégations. Dans Ne suis-je pas une femme ?, en 1981, Bell Hooks, très inspirée par la figure afro-féministe Angela Davis, déplore le racisme latent du féminisme des générations précédentes et plaide pour l’intersectionnalité telle qu’elle a été théorisée par Kimberlé Crenshaw.

Bell Hooks travaille sur la sororité depuis les années 1980 et signe en 1993 Sisters of the Yam: Black women and self recovery. Un livre qui n’est traduit en Francer qu’en 2024, sous le titre : Sororité : Guérir des blessures psychiques infligées par la domination.

L’autrice remarque à titre liminaire que le patriarcat incite à la concurrence des femmes, notamment des mères et de leurs filles. C’est ce qu’elle appelle le “syndrome des Claudettes” : les sociétés occidentales présentent les femmes comme interchangeables et ce que l’une accomplit, l’autre peut aussi bien le faire. Voilà pourquoi, en réaction, les femmes sont tentées de penser que pour se démarquer, elles doivent dénigrer leurs soeurs. L’univers des contes, explore la féministe Fern Kupfer dans Trust (1998) ne présente-t-il pas systématiquement la belle-mère comme une menace pour l’héroïne ? Cendrillon, dans la version de Charles Perrault en 1697 ou de Walt Disney en 1950, affronte la colère bilieuse et jalouse de sa belle-mère et de ses soeurs. Blanche-Neige, chez les frères Grimm en 1812 ou chez Walt Disney, encore, en 1937, rivalise avec la Reine pour savoir “qui est la plus belle”. Raiponce, là encore dans le conte des frères Grimm de 1812 ou dans le film de Walt Disney en 2010, est condamnée à une solitude éternelle dans sa tour par une sorcière.

“Poussées à leur paroxysme, écrit Bell Hooks, les hostilités entre mères et filles peuvent même conduire à des infanticides spirituels : les mères entreprennent alors de détruire systématiquement l’estime personnelle de leurs filles afin que leurs talents demeurent inexploités”.

Le modèle misogyne de la rivalité entre femmes a été exploré et déconstruit dans le film féministe The Susbtance (2024), de Coralie Fargeat, relecture de Sunset Boulevard (1950) de Billy Wilder autant que du roman L’Etrange cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde (1886) de Robert Louis Stevenson. Elisabeth (Demi Moore), une actrice à la gloire passée, subit une telle violence stigmatisante du Male Gaze capitaliste incarné ici par le producteur de télévision Harvey (Dennis Quaid), qu’elle accepte de se dédoubler pour se réincarner plusieurs jours dans le corps de la jeune et stéréotypée Sue (Margaret Qualley). Progressivement, Sue renâcle à retourner dans l’ombre et aspire l’énergie d’Elisabeth dont le corps s’affaiblit plus encore. CHacune essaie alors de se débarrasser définitivement de l’autre. Film sur l’âgisme, la discrimination fondée sur l’âge, The Substance creuse la rivalité entre femmes suscitée par la société de divertissement.

Jalouse de la vitalité de sa fille, la mère, déjà vulnérabilisée par le manque de confiance en elle que la société patriarcale entretient, voit son enfant comme une rivale à réduire. L’anorexie des jeunes filles, continue Bell Hooks, peut se lire comme une volonté de s’effacer et de chercher désespérément à correspondre à l’idéal de la mère. Quand les femmes ne se divisent pas, elles constituent un groupe toxique – les soeurs Lisbon de Virgin Suicides (1999) de Sofia Coppola – potentiellement dangereux pour les hommes, comme les “soeurs étranges” de Macbeth (1623), ces sorcières de Shakespeare qui précipitent la tragédie. Bell Hooks dévoilait alors ce qui s’impose comme une donnée essentielle du patriarcat occidental : l’aversion pour le féminin pluriel.

La sororité, une “immense arnaque” ?

La féministe Peggy Sastre défend dans La Haine orpheline (2020) que les êtres humains sont avant tout conflictuels. La coopération, quand elle existe, qu’elle prenne le nom de “fraternité” ou de “sororité”, ne peut qu’être conjoncturelle, pour nouer des alliances afin de prendre l’ascendant sur un groupe rival. Si les femmes ne font pas la guerre, à la différence des hommes, la cause en serait simple : les femmes seraient incapables de dépasser leurs intérêts, de s’oublier pour se donner à une cause commune. Autant les hommes auraient une capacité à se constituer en vaste réseaux solidaires, autant une femme chercherait avant tout un rapprochement avec un seul autre individu. Autant les hommes solderaient le conflit par une stratégie frontale d’affrontement direct, autant les femmes tenteraient de le dépasser en biaisant, par le commérage ou la rumeur.

Ainsi, termine Peggy Sastre, opposer fraternité et solidarité, dominant masculin et dominée féminin, n’a aucun sens. “Ce qu’on appelle la “domination masculine” [Pierre Bourdieu, La Domination masculine, 1998] ne pourrait exister et perdurer sans le concours parfaitement volontaire des femmes, […] les franges les plus sociétalement conservatrices des opinions sont très majoritairement féminines”. La révolution trumpiste masculiniste entamée en 2015, commente Peggy Sastre, est avant tout portée par les jeunes femmes blanches et conservatrices du courant,; notamment, des tradwives.

A l’inverse, s’enflamme Bell Hooks, “l’exemple de ce groupe de filles à l’estime personnelle intacte nous galvanise. Il se dégage d’elles une force impressionnante, une puissance qui nous envoûte”. Les femmes doivent s’apprendre pe”rsonnellement à s’aimer et alors les relations avec leurs consoeurs seront bien plus apaisées. La féministe défend la ligne sororale. “Il s’agissait pour nous d’apprendre, définit-elle, à veiller les unes sur les autres et à nous montrer solidaires en toutes circonstances”. Le féminin est sorti de son isolement et tient tête parce qu’il se saisit du collectif, à l’intersection des discriminations.

“Ecrire pour venger sa race”. Tel est l’impératif que s’était fixé à vingt ans Annie Ernaux dans son journal intime. Elle le reprend dans son discours devant l’Académie Nobel pour la remise de son prix en 2022. Ecrire comme femme “au bout d’une lignée de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits commerçants, de gens méprisés”. Dès Les Armoires vides, où elle évoque l’attente de l’avortement (qu’Annie Ernaux subit effectivement en 1964), “dans ce premier livre, publié en 1974, sans que j’en sois alors consciente, se trouvait définie l’aire dans laquelle je placerais mon travail d’écriture, une aire à la fois sociale et féministe. Venger ma race et venger mon sexe ne feraient qu’un désormais”.

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