ANALYSE – La poussée de l’extrême droite, vecteur de la décomposition du champ politique français

Cet article retranscrit uniquement les opinions et analyses des auteurs cités, et ne reflète en aucun cas la prise de position du rédacteur.

À l’issue des élections européennes du 9 juin dernier, le Rassemblement national s’impose comme la principale force du jeu politique en France. Antoine Jardin, docteur en sciences politiques et co-directeur de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation, analyse sur le long terme cette dynamique de croissance, au prisme des résultats électoraux de ces dernières années.

Au soir des élections européennes de juin 2024, l’extrême droite apparaît, par ses deux composants majeures, fortement renforcée par les résultats du scrutin. Le Rassemblement National (RN), héritier d’une lignée politique impulsée et maintenue par la famille Le Pen, se détache comme la principale force politique bénéficiant d’une dynamique de croissance significative depuis l’élection présidentielle de 2022. Une lecture détaillée des résultats électoraux nous amène à retracer cette évolution sur le plus long terme.

Le principal parti de l’extrême droite recueille ainsi 7 700 000 voix, soit 31,3% des suffrages exprimés et, plus important encore, 15,7% des électeurs inscrits. Ce chiffre est à mettre en perspective avec les plus hauts résultats historiques du Front national et du RN. On note notamment des pointes à 5,5 millions de voix lors du second tour de 2002 (13,4% des inscrits), 6,4 millions de voix en 2012 (13,9% des inscrits), puis 10 638 000 voix en 2017 (22,36% des inscrits) et, enfin, 13 288 686 voix lors du second tour de la présidentielle 2022 (27,26% des électeurs inscrits).

La base électorale des citoyens ayant déjà glissé dans l’urne un bulletin RN au cours des dix dernières années est donc considérable. Son ampleur explique la capacité de mobilisation de l’extrême droite, qui s’est étendue de l’élection présidentielle aux scrutins intermédiaires. Le score réalisé le 9 juin dernier s’avère avoir mobilisé environ 50% des électeurs susceptibles de voter RN, ce qui traduit la profondeur historique et sociologique de l’ancrage, patiemment développé, d’une extrême droite qui se caractérise par la stabilité partisane et individuelle de son offre politique, facilement reconnaissable pour une large majorité de la population.

Une formation sans concurrents ?

Néanmoins, ces chiffres mettent en perspective une réalité simple : l’attrait de l’extrême droite reste relatif, voire limité dans notre pays, selon l’analyse de Antoine Jardin, collaborateur à la Fondation Jean Jaurès. En revanche, cette force politique capitalise à chaque étape de son parcours sur les faiblesses de ses opposants. On constate ainsi un effondrement des principaux rivaux du RN.

Le premier effondrement est celui de la droite parlementaire, dont la performance cardinale est réalisée par Nicolas Sarkozy lors de l’élection présidentielle de 2007 avec 42% des électeurs inscrits. Au soir du 9 juin dernier, le total des voix LR ne représente plus que 1 700 000 voix, soit 3,63% des électeurs inscrits, une performance divisée par onze en l’espace de dix-sept ans.

Pour la gauche, le point le plus élevé est obtenu en 2012 avec un score de 39% des inscrits et 18 millions de voix, tombé lors des dernières européennes à 3,4 millions de voix pour 6,9% des inscrits pour le Parti socialiste et ses alliés, 7,8 millions de voix pour 15,7% des inscrits lorsqu’on compile le score de tous les partis de gauche.

Le RN se distingue d’abord par sa capacité de résilience dans un contexte d’affaissement progressif de tous ses concurrents, qu’ils proviennent historiquement de la droite, de la gauche ou du centre. En effet, Emmanuel Macron totalise 20% puis 38% des inscrits de la présidentielle de 2022 alors que, deux années plus tard, la liste conduite par Valérie Hayer ne mobilise que 7,31% des inscrits, une division par trois du score du président de la République au premier tour et par cinq par rapport au second tour.

Cette défiance considérable se propage d’abord dans les milieux ruraux et les couronnes périurbaines, faiblement investis par les partis éloignés de l’extrême droite. En conséquence, à l’issue des élections législatives, le Rassemblement National et ses partenaires disposent d’un potentiel crédible se situant entre 210 et 283 députés.

Cette progression contre le cours de l’histoire de l’extrême droite se nourrit des fractures et des clivages entre ses opposants, de la défiance des Français face à une crise de la représentation tenace et à la persistance d’un sentiment de déclassement qui résulte d’une stagnation économique de la France par rapport aux grandes puissances internationales. La thématique de l’immigration constitue le vecteur principal de la progression de l’extrême droite, et c’est autour de cet axe central que gravitent les autres enjeux. Si le Rassemblement National parvient à mobiliser de nouveaux électeurs en s’appuyant sur les thématiques du pouvoir d’achat ou de l’insécurité, c’est en les rattachant et en les articulant au rejet de l’immigration, voire des immigrés eux-mêmes.

SI l’immigration ne constitue pas l’enjeu prioritaire pour les Français, se plaçant loin derrière les items relatifs à l’économie et aux conditions de vie, il s’agit de l’enjeu le plus polarisant politiquement. Devenue l’axe majeur de la vie politique et du système partisan français, cette thématique permet le décloisonnement des électorats de la droite parlementaire et de l’extrême droite. Ce décloisonnement, initialement amorcé par Nicolas Sarkozy lors de sa campagne électorale de 2007, a engendré une mobilité électorale croissante entre le FN et l’UMP à l’époque. Marine Le Pen, dès les élections cantonales de 2011, saura tirer parti de cette mobilité et parviendra au cours des quinze dernières années à attirer une composante de plus en plus étendue des classes moyennes et populaires, issues de la droite, principalement sur la base des questions sociétales. Le caractère persistant du discours du RN, la stabilité de son personnel politique, l’absence de véritable concurrence sur son segment de l’opinion lui a donné la possibilité de s’enraciner durablement dans des groupes sociaux ou des espaces où les thèses et les mots de l’extrême droite se sont ancrés.

L’analyse des résultats des élections européennes permet de mettre en évidence les caractéristiques principales des dynamiques sociales et spatiales de ces votes. Dans l’ensemble des 577 circonscriptions, on distingue une surreprésentation des voix en faveur du RN dans les territoires marqués par une forte abstention, dépassant même localement les 40 voire 50% des suffrages exprimés. Cet ancrage territorial s’inscrit en continuité avec les résultats de l’élection présidentielle de 2022 et dénote un enracinement continu de l’extrême droite dans des territoires en marge des grands pôles urbains dans lesquels la concurrence partisane est faible.

Les structures sociales et territoriales des votes Renaissance et Parti socialiste/Place publique apparaissent très similaires et contrastent nettement avec les zones de force du vote RN et du vote France Insoumise (LFI). On observe un découplage des logiques sociales et des logiques politiques du vote.

Si au plan politique, l’alliance des gauches au sein d’un “Nouveau Front populaire” correspond à la pratique la plus fréquente et à l’histoire militante de ces partis, au plan social la perspective d’une alliance entre Renaissance, le Parti socialiste (PS) et les écologistes se donne à voir comme plus aisément réalisable.

Cette même déconnexion exitse pour les reports des votes LR et Reconquête!, dont la distance politique peut paraître faible avec le RN mais pour lesquels la distance sociale est considérable. Ainsi dans l’Ouest parisien, il apparaît qu’une minorité des votes en faveur d’Eric Zemmour se sont reportés sur un vote Marine Le Pen lors de l’élection présidentielle de 2022.

La stratégie portée par Emmanuel Macron depuis 2017 a consisté à marginaliser la gauche socialiste et la droite parlementaire. Cette marginalisation opérée durant sept ans s’est traduite par la progression du RN au sein de l’électorat de la droite et de LFI au sein de l’électorat de gauche. Les pôles les plus éloignés du centre ont ainsi obtenu une position dominante sur leurs périphéries modérées.

Cette stratégie, bénéfique pour Renaissance tant que le bloc central était à lui seul plus important que ses rivaux, s’essouffle lorsque le centre composite fait l’objet d’une sanction électorale et d’une défiance ancrée. L’essoufflement se traduit par un risque d’effondrement lorsque les partis traditionnels PS et LR entérinent le principe d’une repolarisation brutale, opposant la gauche à l’extrême droite. Si à l’extrême droite le RN occupe une position hégémonique face à ses partenaires issus de LR et de Reconquête ! (dont davantage de cadres ont été absorbés), la situation à gauche est différente suite aux résultats électoraux de la liste emmenée par Raphaël Glucksmann. Toutefois, cette marginalisation électorale de LFI ne s’est pas traduite par un renversement de la structure des candidatures parlementaires, en l’absence de capacité de contrôle du candidat Place publique sur l’appareil partisan socialiste, et en l’absence de figure socialiste en mesure de dégager une perspective présidentielle en vue du scrutin de 2027.

Une nouvelle configuration du champ partisan

La structure du champ partisan se trouve profondément modifiée en 2024 dans la continuité d’une évolution électorale entamée depuis 2022. Le centre de gravité de l’électorat de Renaissance illustre un décalage significatif vers la droite au cours des cinq dernières années, tandis que la césure à gauche entre un pôle représenté par le PS et les écologiques et un pôle représenté par LFI s’est profondément accrue avec les guerres en Ukraine et à Gaza. Le PCF se distingue par un ancrage résiduel nettement moins urbain et plus populaire.

Dans cette nouvelle configuration électorale sortie du scrutin européen, la première ligne d’organisation du champ politique oppose les votes RN, blancs et nuls, marqueur d’une défiance considérable envers l’exécutif et les institutions aux votes pour les principaux partis traditionnels et Renaissance. L’abstention caractérise également les territoires les plus défiants envers le système partisan et le personnel politique actuel.

La deuxième composante, devenue mineure, représente l’ancienne polarité gauche/droite dont la pertinence est remise en cause par la progression constante du vote RN. Selon cette polarité, Renaissance est clairement identifiée comme une force politique de centre droit. Par ailleurs, l’analyse des résultats illustre la distance sociale considérable entre les zones de force du vote LR et du vote RN. Si le parti Les Républicains est déchiré par la repolarisation électorale, c’est en raison des différences de contextes territoriaux. Dans les territoires où la droite est dominée par l’extrême droite, la tentation de l’alliance (ou plutôt d’un ralliement) est forte. Mais dans les espaces où LR résiste, l’affrontement avec le RN signale une capacité à conserver le soutien du centre (l’absence de candidature Renaissance dans certaines circonscriptions aux législatives traduit cette dynamique).

Le croisement de ces dynamiques éclaire la configuration politique actuelle. Le Rassemblement national et les forces d’appoint dont il s’est doté lui confère aujourd’hui la position centrale dans le jeu politique français. Tous les autres acteurs se positionnent d’abord en rapport à la position du RN et à son ancrage sociologique croissant. En parvenant à imposer de façon pérenne l’immigration comme principal enjeu polarisant de la vie politique française, à rebours des préoccupations les plus fréquentes portant sur les conditions de vie matérielles, le RN est progressivement parvenu à exploiter les faiblesses de ses concurrents, à commencer par la droite parlementaire qui semble proche de l’extinction.

Cette nouvelle polarisation vient minimiser les questions économiques et sociales. Cette minimisation explique pourquoi l’alliance entre une partie de LR, le RN et Reconquête ! est rendue possible à partir d’une position commune sur l’immigration et les enjeux sociétaux, malgré l’absence de vision économique commune. De la même façon à gauche, les divergences sont estompées face à la hantise d’une victoire du RN, dont la menace est devenue première suite à l’affaissement de la majorité d’Emmanuel Macron. Enfin pour le pôle central, les enjeux économiques sont également relégués par des préoccupations morales qui dénoncent « les extrêmes » pour leurs positions sur des thématiques sociétales (rôle de la police, IVG) et internationales (guerre en Ukraine et à Gaza).

Les logiques partisanes sont aujourd’hui en porte-à-faux face aux logiques sociologiques et idéologiques. Le climat électoral qui ouvre la séquence des élections législatives s’affirme dans trois mécanismes de refus distincts, incarnés par le caractère répulsif de trois personnalités politiques. Le rejet d’Emmanuel Macron est l’étincelle initiale de la dynamique actuelle, entraînant la défaite aux européennes puis la dissolution. Le rejet d’Éric Zemmour (personnalité politique la plus décriée par les Français), écarté de l’alliance RN, permet à l’extrême droite de se détacher de ses figures les plus polarisantes pour pousser en avant Jordan Bardella perçu comme moins clivant. Jean-Luc Mélenchon pose de son côté un défi pour la gauche : deuxième personnalité la plus rejetée de la vie politique française, il conserve une influence considérable au sein de LFI et par extension de la gauche française. Ses opposants ne s’y trompent pas, les positions de LFI et de son dirigeant nourrissent la majorité des controverses, face à une extrême droite soucieuse de respectabilité et à un pôle central conservant l’espoir d’incarner un recours et un rempart.

Dans ces dynamiques, la social-démocratie se trouve, comme souvent dans son histoire, écartelée entre des forces divergentes, tout en s’illustrant comme la plus disposée à opérer des sacrifices pour tenir les forces autoritaires écartées du pouvoir.

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