ANALYSE – La nature, dernier champ de bataille contre le “racisme environnemental”

Cet article retranscrit uniquement les opinions et analyses des auteurs cités, et ne reflète en aucun cas la prise de position du rédacteur.

Le système technicien en accusation

“Emprise invisible, mille fois plus sournoise que celle du fascisme. Contre elle, il était difficile de se révolter. Il aurait fallu, pour s’en libérer, nous révolter contre nous-mêmes”. Le journaliste Rudy Merlin, narrateur du roman d’Abel Quentin Cabane (2024), commente ainsi le progrès technique dénoncé par les militants de la décroissance inspirés par le rapport Les Limites de la croissance (1972), ou “Rapport Meadows”. Alors que le roman dépeint certains auteurs du rapport, rebaptisé pour les besoins de la fiction Rapport 21, tentés par l’écoterrorisme, le narrateur synthétise la description du “système technicien” tel que Jacques Ellul et André Gorz en ont amorcé la critique :

“Le système technicien ne faisait pas de bruit, lui. Il n’avait pas de visage non plus, ni de quartiers généraux. Il n’était dirigé par personne. Il obéissait à sa logique propre, morne et implacable : la technique seule peut résoudre les problèmes engendrés par la technique. Aliénant les êtres humains sans cesse davantage, interdisant que l’on questionne son utilité, et a fortiori sa participation au bonheur humain”. Quelles politiques opposer à une Technique destructrice de l’environnement et des communautés ?

Le règne de la Technique, décadence de la Terre et déshumanisation

La “décadence spirituelle de la Terre”, c’est ainsi que Martin Heidegger qualifie dans son Introduction à la métaphysique (1935) la planétarisation de la technique dont le philosophe décline l’avènement avec la rationalisme cartésien. La métaphysique atteint paradoxalement son point d’incandescence avec Nietzsche (alors que ce dernier prétendait pourtant dépasser le rationalisme), dont la volonté de puissance ne serait, aux yeux d’Heidegger, qu’une “volonté de volonté”, un déchaînement de puissance sans autre finalité que son propre déchaînement. Triomphe alors, de Descartes à Nietzsche, la “métaphysique de la subjectivité”, soit la prétention humaine à dominer la nature par la force du Gestell, l’arraisonnement.

“L’Europe, observe en 1935 le philosophe Martin Heidegger, est prise aujourd’hui dans un étau entre la Russie, d’une part, et l’Amérique, de l’autre”. Au point de vue métaphysique, la Russie et l’Amérique sont toutes deux identiques : “même frénésie sinistre de la technique déchaînée et de l’organisation sans racine d’un monde normalisé”. Aussi, “l’essence de la Technique n’est absolument rien de technique”, constate Heidegger. Le projet de la Technique ne se limite pas à accroître les capacités de la machine. La machine, comme aboutissement de la Technique, soumet l’homme. Elle le transforme en animal “technomorphe” et l’appauvrit à mesure qu’elle le dote d’outils dont il ne maîtrise pas la fabrication ni le fonctionnement, assure Heidegger dans La Question de la technique (1953).

Une critique de l’écologie humaniste, un humanisme trompeur

Il faut attendre 1968 pour entendre ceux qui, articulant socialisme et écologie, questionnent le caractère vertueux de la croissance. Aux Etats-Unis, les associations engagées dans la promotion des droits civiques sont les premières à porter les revendications éco-socialistes, constatant que ce sont les plus pauvres, souvent racisés, qui sont les plus exposés aux rejets toxiques. Le rapport du Club de Rome, Les Limites de la croissance, envisage en 1972 l’indispensable décroissance en réponse à la dégradation de l’environnement, mais cette fois-ci dans le cadre capitaliste d’un “développement durable”. L’espérance d’une juste redistribution sociale abandonne progressivement le paradigme du développement des forces productives pour penser la superposition de la justice sociale et de la justice environnementale. Une politique qui se réalise depuis la fin des années 2000 dans le Green New Deal qui prétend questionner le productivisme capitaliste après la crise de la 2008.

Occasion pour le socialisme de sortir de sa gangue nationale et de renouer avec l’internationalisme comme horizon de contestation de la mondialisation capitaliste. “L’Internationale sera le genre humain” chantaient les militants. Quatre Internationales socialistes se sont constituées de 1964 (Association internationale des travailleurs, AIT) à 1938 (quatrième Internationale). L’altermondialisme, né lors du Sommet de Porto Alegre, au Brésil en 2001, parfois envisagé comme une cinquième Internationale, ne parvient pas encore à atteindre l’écho des précédentes, indice supplémentaire des difficultés des politiques d’organisations anticapitalistes à se structurer à une autre échelle que celle de l’Etat-nation.

La bataille de l’éco-socialisme

L’éco-socialisme questionne l’approche consensuelle et humaniste de l’écologie politique. Non, les bouleversements climatiques ne touchent pas uniformément tous les hommes sur la planète, indépendamment de considérations de classes ou d’ethnies. Néanmoins, 84% des près de 2000 morts de l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans sont des Noirs issus des classes les plus pauvres. Mais non, le caractère global de la menace ne laisse pas espérer une solidarité universelle comme le prétendent la génération d’écologistes nés à la politique dans les années 1970, issus de la société civile et prétendant dépasser les querelles idéologiques entre droite et gauche.

Appartiennent à cette rhétorique les déplorations qui ont accompagné en novembre 2024 la pusillanimité des mesures prises par la COP 29 à Bakou (Azerbaïdjan), notamment le triplement de l’aide versée par les pays développés aux pays les plus vulnérables de 100 à 300 milliards de dollars par an pour les aider à gérer la transition énergétique. Les Etats seraient englués dans leurs égoïsmes réciproques et ne comprendraient pas que le défi environnemental est l’occasion pou rl’humanité, unanimement concernée, de devenir le sujet de l’histoire. Contrairement aux crises capitalistes, les crises environnementales concerneraient aussi les plus fortunés : “il n’y a pas ici de canots de sauvetage pour les riches et les privilégiés”, commente, non sans enthousiasme, l’historien indien Dipesh Chakrbarty. Une conception lénifiante à laquelle participe le discours libéral, jusque dans ses productions les plus grand public, comme le film catastrophe 2012 (2009) de Roland Emmerich.

Razmig Keucheyan et l’éco-socialisme

Figure de l’éco-socialisme, le philosophe Razmig Keucheyan réfute dès 2018 dans son livre La Nature est un champ de bataille, la perspective d’une écologie apolitique et consensuelle. Né du développement du capitalisme à partir du XVIIIè siècle, le réchauffement climatique en répercute les oppositions de classes. Le système assurantiel permet en système capitaliste de gérer l’ambivalence fondamentale du capitalisme, fait d’innovation perpétuelle et paradoxalement de recherche de stabilité pour assurer les investisseurs. L’assurance permet de prendre des risques tout en protégeant l’investissement. Les marchés carbone et les obligations catastrophe, visages de la finance environnementale, offrent dans la même optique au capitalisme de tirer profit des risques écologiques tout en amortissant les conséquences économiques des dérèglements climatiques.

Aussi, insiste Razmig Keucheyan, il serait insensé d’espérer que la crise environnementale actuelle précipite la disparition programmée du capitalisme, qui fait preuve une nouvelle fois de sa résilience. “Le capitalisme est à vrai dire non seulement capable de s’adapter à la crise environnementale, mais de surcroît d’en tirer profit. Il n’est pas dit en effet que la crise environnementale aggrave la crise économique. Au contraire, elle permet peut-être au capitalisme de trouver des solutions durables au déclin du taux de profit, en marchandisant des secteurs de la vie sociale et naturelle jusque-là à l’abri de la logique du capital. Une crise sert donc à résoudre l’autre”, écrit l’auteur. Bien spur, le capitalisme pollue, épuise les stocks, altère la santé, génère des effondrements économiques et des conflits… mais l’Etat gère ces externalités négatives. L’Etat organise la nature depuis le XVIIIè siècle, assure des droits à polluer, vend la terre, prend en charge les conséquences négatives du développement. Et fait ainsi payer à tous l’enrichissement irrresponsable de quelques-uns. Le développement durable n’a rien d’une solidarité humaine unie autour de problématiques communes. Il n’est jamais que la gestion par l’Etat de la nature pour servir les intérêts du capital.

Prendre conscience que les conséquences environnementales néfastes du développement capitaliste touchent en priorité les plus pauvres et les minorités est au fondement de la “justice environnementale” né au sein du mouvement pour les droits civiques porté par Martin Luther King dans les années 1960 et qui défend pour chacun une égale protection contre les dérèglements climatiques. 10% des plus riches de la planète génèrent plus de 50% des GES. Contre ce constat doit s’élever une véritable solidarité, une chaîne humaine attentive à empêcher que l’Etat oeuvre dans le seul intérêt du capital, assurent Guillaume Lecointre et Frédérique Chlous dans leur Manifeste du Muséum. Justice environnementale de 2023. Dans 38 pays déjà, plus de 1550 affaires en cours vont conduire les entreprises polluantes et les structures de l’Etat à répondre de leur iniquité devant les tribunaux.

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